Padre Pio, né le 25 mai 1887 à Pietrelcina, mort dans la nuit du 22 au 23 septembre 1968
Le Christ a pris forme humaine pour rendre visible l’invisible. Cette révélation de Dieu ne s’est pas achevée à son Ascension, puisqu’en retournant vers son Père, Notre-Seigneur a envoyé l’Esprit de sainteté. Depuis, chaque siècle apporte son lot de bienheureux, dont la vie parfaite et conforme au Christ semble renouveler son Incarnation. La vie extérieure de certains saints épouse parfois si pleinement celle du Christ qu’ils revivent la Passion dans leur chair.
Saint François d’Assise est le plus connu d’entre eux et les artistes se sont plu à illustrer le Poverello recevant les stigmates. D’autres saints ont connu ce phénomène extraordinaire comme sainte Catherine de Sienne ou Madame Acarie – bienheureuse Marie de l’Incarnation – dont les stigmates demeurèrent cachés.
Cependant, jusqu’à ce 20 septembre 1918, pas un seul prêtre, pourtant uni sacramentellement au Christ prêtre, n’avait encore été choisi pour renouveler dans sa chair le mystère du Sacrifice de la Croix.
En ce 20 septembre 1918, alors qu’il est en prière devant un crucifix apposé devant le chœur des moines, des rais de lumière s’échappent du crucifié pour aller se ficher telles des flèches dans ses mains, ses pieds et son côté. Ce jeune capucin âgé de 31 ans l’ignore encore mais il portera pendant cinquante ans, jusqu’au 20 septembre 1968, les marques visibles de la Passion du Christ qu’il revivra quotidiennement.
Une des missions de Padre Pio commence : rendre visible la croix de Jésus-Christ, éclairer les âmes sur la réalité du sacrifice opéré sur les autels, rappeler aux prêtres et aux fidèles la vocation « victimale » du sacerdoce : « Si le grain ne meurt, il ne porte pas de fruit » ; « Ce que vous m’avez vu faire, faites-le à votre tour ».
Né le 25 mai 1887 d’une famille paysanne, le petit Francesco Forgione est le quatrième d’une fratrie de sept. Ces parents vivent fort modestement, et habitent Pietrelcina dans une pauvre demeure. Ce sont de solides chrétiens, durs à la tâche.
L’église paroissiale est dédiée à saint Pie 1er, pape et martyr, et c’est en son honneur que le jeune capucin s’appellera fra Pio.
Petit garçon, Francesco est d’emblée favorisé de visions et phénomènes extraordinaires. Depuis ses plus jeunes années jusqu’au soir de sa vie, Padre Pio sera familier des visites angéliques, des apparitions mariales et… des violences démoniaques. Pour l’heure, le jeune enfant croit qu’il en est de même pour tous les autres garçons de son âge.
Prenez garde, cher lecteur, car c’est ici que la dévotion pour le Padre Pio pourrait se fourvoyer. Comme l’enseignent les auteurs spirituels, les phénomènes extraordinaires ne sont pas la sainteté ; ils l’accompagnent quelquefois, souvent même ; ils peuvent être là sans elle, mais ils doivent en être soigneusement distingués. Si Padre Pio est un saint, il le doit, non à des bilocations et autres phénomènes étranges, mais à ses vertus héroïques.
Et le petit Francesco en montre dès son plus jeune âge. Sa mère ne le retrouve-t-elle pas couché à même le sol, la tête sur une pierre ? Sa piété est solide, son obéissance avérée, son application à l’étude et aux devoirs plus qu’admirable, et sa camaraderie exemplaire.
A quinze ans, une étrange vision lui révèle implicitement son avenir : un ange l’invite à combattre un géant bien plus fort que lui. Rechignant à l’épreuve, le jeune adolescent affronte le combat et l’emporte. Divine réminiscence de David contre Goliath, la Providence annonce à Francesco la violence des combats qui l’attendent.
Quelques semaines plus tard, le 22 janvier 1903 – il a donc quinze ans comme la « petite » Thérèse rappelée à Dieu six ans plus tôt en 1897 – il entre au noviciat des capucins de Morcone où il prend le nom de Fra Pio da Pietrelcina.
Sa mère est présente, mais son père est aux Etats-Unis où il est allé travailler pour payer les études de ses enfants. Pendant 7 ans au total (3 et 4), ce père admirable aura été séparé d’une épouse non moins admirable et de ses bons enfants pour assurer la subsistance de tous.
Les études des jeunes novices sont suivies jusqu’en 1909. Le jeune moine s’y révèle sérieux, studieux et satisfaisant, sans être brillant.
Vers la fin de ses études, il gravit rapidement les marches du sanctuaire ; recevant les premiers ordres mineurs en 1908, il est ordonné diacre l’année suivante en juillet 1909.
Mais les épreuves de santé s’abattent sur le jeune moine. Il doit interrompre ses études et même la vie conventuelle si bien qu’il reçoit l’ordre de se reposer dans sa famille à Pietrelcina. Ce repos temporaire durera… sept ans. Malgré cette difficulté, il est ordonné prêtre à la cathédrale de Benevento le 10 août 1910 et célèbre sa première messe à Pietrelcina le 14 août.
Eloigné des autres capucins, en proie à d’éprouvantes épreuves intérieures, cette période est marquée par une correspondance régulière avec le Père Agostino, son directeur spirituel, qui l’engage à coucher sur le papier son combat intérieur et les grâces insignes qu’il reçoit.
Tandis que quelque supérieur envisage de le renvoyer à la vie séculière, on l’enjoint en 1911 de reprendre la vie conventuelle. Agacé, le démon s’acharne tant à frapper et à remuer en tout sens le jeune mystique que le gardien du couvent, mû par une inspiration toute franciscaine, ordonne à Padre Pio d’obtenir la grâce d’être désormais tourmenté… en silence. Grâce accordée la nuit même pour la plus grande joie des capucins un peu lassés et des villageois un peu inquiets.
Mais très vite la fragilité de la santé de Padre Pio l’oblige à retourner à Pietrelcina. Les médecins peineront d’ailleurs à diagnostiquer le mal. L’un d’entre eux ira même jusqu’à pronostiquer sa mort dans la semaine.
Quoi qu’il en soit, il quitte de nouveau Pietrelcina pour Foggia dont l’air ne lui convient pas. Le 28 juillet 1916, on lui conseille de se rendre à San Giovanni Rotondo, pour s’y reposer quelques semaines. Il y restera jusqu’à sa mort…
Semi-vivant, il est tout de même appelé au front jusqu’à ce qu’on y regarde d’un peu plus près. De cette époque date une photo où l’on voit le frère capucin devenu un conscrit portant uniforme et fusil, sans avoir jamais tiré un coup de fusil au feu et l’air tout de même un peu décalé. C’est à ce moment que date l’une des toutes premières manifestations de bilocation. Les Italiens viennent d’essuyer la sévère défaite de Caporetto le 24 octobre 1917, et le général Cardonna, commandant en chef, décide de mettre fin à ses jours ; tandis qu’il s’apprête à porter la main à son arme, un capucin, entré dans son bureau, le persuade de renoncer à son geste malheureux. Convaincu, le général remercie et congédie le bon père. Derechef, il s’empresse de se renseigner auprès de ses subordonnés pour savoir qui était ce père qu’ils avaient laissé entrer. Aucun ne l’avait vu passer. Ce n’est que longtemps après que le général reconnaîtra le bon père sur une photo.
Revenu dans son couvent après cette parenthèse militaire, il reçoit la grâce d’une blessure d’amour le 30 mai 1918. Le 5 août, c’est la transverbération et le 20 septembre, les stigmates avec une douleur intense. Qu’on ne s’y trompe pas. Comme il l’écrit au père Agostino, son directeur spirituel, « en comparaison de ce que je souffre dans ma chair, les combats spirituels que j’endure sont bien pires (…) je vis dans une nuit perpétuelle.… Tout me trouble, et je ne sais pas si j’agis bien ou mal. Je peux voir que ce n’est pas du scrupule : mais le doute que je subis si je suis en train de plaire à Dieu ou non m’écrase ».
Dans un premier temps, Padre Pio songe à soigner ses plaies. Inutilement. A les dissimuler. Vainement. Le pèlerinage à San Giovanni Rotondo vient de commencer.
De 1918 à 1921, l’apostolat du père s’accroit d’une manière importante et les médecins venus observer les plaies repartent convaincus de leur caractère inexplicable. Le pape Benoît XV va jusqu’à dire que « le Padre Pio est un de ces hommes que le bon Dieu envoie sur terre de temps en temps pour convertir les peuples ».
L’année 1921 change le cours des événements. Une cabale ecclésiastique de prêtres concubinaires, concussionnaires et présidée par un évêque simoniaque, trouve crédit à Rome. L’évêque de Manfredonia, dont dépend le couvent de San Giovanni Rotondo, va jusqu’à affirmer avoir vu le Padre Pio se parfumer, se poudrer et mettre sur ses plaies de l’acide nitrique pour creuser les stigmates ! Et les chanoines de San Giovanni Rotondo – du moins certains – de gloser sur les recettes juteuses opérées par les capucins grâce à leur « stigmatisé ». Le pire est qu’ils sont pris au sérieux.
Inquiète par cette parole épiscopale et ces propos canoniaux, Rome se méfie… des capucins. S’ensuit une difficile période pour le Padre Pio qui se voit petit à petit retirer l’apostolat qui lui était confié. On parle même de le transférer dans un autre couvent. Il n’en faut pas plus pour ameuter la population civile qui veut garder et défendre son « santo ». On frise l’insurrection. Alors qu’il s’imagine partir de ce petit village perché sur le promontoire du Gargano, le Padre Pio rédige cette lettre touchante, dont les derniers mots sont aujourd’hui gravés dans la crypte qui abrite son ancienne sépulture.
« Je me souviendrai toujours de cette population généreuse dans mes pauvres prières, en implorant pour elle la paix et la prospérité. En signe de prédilection – ne pouvant rien faire d’autre – j’exprime le désir, si mes supérieurs ne s’y opposent pas, que mes os reposent dans un coin tranquille de cette terre ».
Un supérieur capucin envisage même d’exfiltrer le Padre Pio dans un tonneau volumineux posé sur une charrette. Obéissant mais non servile, et encore moins stupide, le père gardien refuse cette mascarade.
Les sanctions continuent de pleuvoir sur le pauvre prêtre. Le 23 mars 1931, le Saint-Office lui interdit tout ministère, toute célébration publique de la messe et tout contact avec un capucin extérieur à son couvent. Stoïque quand il découvre au réfectoire la lettre que par discrétion, ses confrères avaient différé de révéler, il s’effondre en larmes en arrivant à sa cellule. Témoin de cette scène, un bon frère le plaint. Digne de la réponse aux pieuses femmes de Jérusalem, le père le détrompe et lui explique qu’il pleure sur toutes les âmes qui seront privées par là de grâces de conversion.
Reclus, Padre Pio en profite pour lire, notamment L’histoire de l’Eglise de Rorhbacher, et pour « avaler » en une journée La divine comédie, quitte à avoir – quel paradoxe ! – des maux de tête en arrivant en paradis.
En 1933, les sanctions sont progressivement levées. Padre Pio reprend son ministère, particulièrement au confessionnal, qui le retient régulièrement jusqu’à 10 heures par jour.
Des années paisibles s’écoulent. En 1940, grand malade s’il en fut, le padre Pio lance le projet de ce qui deviendra la Casa Sollievo della sofferanza, un vaste hôpital doté d’un matériel moderne et pourvu de médecins éminents. Comme toutes les œuvres providentielles, les embûches ne manquent pas, mais l’hôpital pourra être inauguré en mai 1956. Il existe toujours.
Simultanément, le padre Pio lance des groupes de prière qui se répandent dans le monde entier via principalement le réseau de ses dirigés parmi lesquels figurent des francs-maçons, des escrocs, un ténor célèbre (Gigli) ou des femmes légères.
Si Pie XII lui confie des intentions de prières, sa mort en 1957 ouvre une nouvelle page douloureuse pour le capucin. Certains de ses confrères haut placés regardent avec un intérêt peu religieux les sommes énormes qui transitent par ses mains. Ils veulent les reprendre à leur compte. Une cabale « fraternelle » appuyée par les autorités de l’Ordre se met en place ; on ira jusqu’à placer des micros dans la cellule et le confessionnal du Padre. L’affaire sera découverte – le père s’en plaindra à certains de ses amis – et les coupables de cette surveillance bien peu évangélique seront déchargés de leurs fonctions et placés dans d’autres couvents.
La fin de sa vie sera plus paisible, quoique toujours adonnée au ministère si prenant des âmes.
Deux événements des derniers mois de sa vie retiendront l’attention. La nouvelle messe, connue en mai 1968, est précédée de messes normatives. Le Padre Pio demande à conserver la messe de toujours, ce qui lui est accordé.
Durant la même année 1968, le 25 juillet paraît l’encyclique de Paul VI sur la contraception. Le Padre Pio, qui n’a pas deux mois de vie devant lui, et qui est au sommet de sa vie mystique, envoie une lettre de remerciement au pape pour cette encyclique si controversée.
Cet autre curé d’Ars voit sa fin arriver. Dans la nuit du 20 au 21 septembre 1968, cinquante ans jour pour jour après leur apparition, les stigmates disparaissent : la peau des mains redevient lisse et nette sans aucune marque de cicatrisation. Son jubilé de sang est achevé. L’éternité approche et la nuit du 22 au 23 septembre, Padre Pio remet sa belle âme à Dieu.
Epilogue : Mgr Lefebvre et le Padre Pio
Le 27 mars 1967, lundi de Pâques [ndlr: correction, source : https://laportelatine.org/formation/mgr-lefebvre/quand-deux-apotres-de-la-messe-se-rencontrerent], Mgr Lefebvre, alors en Italie, fit le trajet jusqu’à San Giovanni Rotondo. La rencontre fut brève. Mgr Lefebvre demanda la bénédiction au Padre pour le prochain chapitre des pères du Saint-Esprit. L’humble capucin déclina en répondant que c’était plutôt à Mgr de la lui donner. Politesse de saints.
Ces deux grands hommes d’Eglise furent très différents. L’un était prêtre, l’autre évêque, l’un fut l’objet de nombreux phénomènes extraordinaires, l’autre n’a laissé que le souvenir énigmatique d’un songe mystérieux à Dakar.
Tous deux présentent pourtant des ressemblances importantes.
Tous deux souffrirent pour l’Eglise par l’Eglise.
Tous deux furent victimes de véritables persécutions de l’autorité. Cette persécution fut toutefois très différente quant à leur objet et quant à la réaction.
Les persécutions dont fut l’objet le Padre Pio furent personnelles, liées pour l’une à la jalousie de prêtres séculiers dissolus, et pour l’autre à des capucins cupides. Ces persécutions entraînèrent des peines injustes auxquelles le padre Pio se soumit avec une obéissance héroïque.
Le cas est différent pour Mgr Lefebvre. Les persécutions vinrent de sa volonté de garder la foi et la messe de toujours et de son refus des erreurs conciliaires et de la liturgie nouvelle. Des motifs de foi présidaient à ces persécutions qui dépassaient de loin une question disciplinaire et sa personne. Aussi Mgr Lefebvre se résolut-il à désobéir à ces injonctions pour un motif supérieur à l’obéissance purement formelle. Sa foi fut ici héroïque là où son obéissance eût été servilité confortable et prudence de la chair.
Un deuxième trait de ressemblance tient dans leur compréhension profonde du Saint Sacrifice de la Messe. Tous deux, l’un par sa manière toute mystique de célébrer la messe comme la montée vers le calvaire, l’autre, par sa spiritualité toute tournée vers le Saint Sacrifice, n’ont cessé de rappeler la dimension sacrificielle et expiatoire de la messe que la nouvelle liturgie mit sous le boisseau. Tous deux, l’un par une vie littéralement crucifiée, l’autre, par son apostolat pour le sacerdoce, ont rappelé la place centrale du prêtre dans l’œuvre de la Rédemption.
Abbé François-Marie Chautard, prêtre de la FSSPX
Sources : Le Chardonnet n° 340 de juillet-août-septembre 2018 / La Porte Latine du 27 juillet 2018