Introduction
L’Apocalypse, ou Révélation, est une prophétie qui a pour objet les destinées de l’Eglise, depuis ses commencements si faibles en apparence, jusqu’à l’achèvement parfait de son œuvre sur la terre et son triomphe final dans l’Eternité.
La Bible s’ouvre par le récit de la Création, suivie bientôt de la chute et de la promesse d’un Rédempteur. Ce Rédempteur, tout l’Ancien-Testament le figure, l’annonce et le prépare ; le Nouveau-Testament le montre, il met sous nos yeux sa vie et sa mort, sa doctrine et ses institutions, avec les premiers combats de l’Eglise naissante. Dans quelles conditions doit se continuer, à travers les âges, cette lutte de la puissance du mal contre les enfants de Dieu ? Quelles en seront les vicissitudes ? Quel en sera le terme suprême et définitif ? Le Sauveur, dans ses enseignements, avait levé un coin du voile et esquissé à grands traits les scènes de son Retour et les destinées finales de son Royaume. C’est à l’Apocalypse qu’il était réservé de faire resplendir, dans les obscurités de l’avenir du Règne de Dieu, de précieux rayons de lumière. Nous y voyons l’Eglise toujours souffrante, toujours combattue, mais toujours victorieuse, parce que Celui qui est avec elle est plus fort que le monde et que le prince de ce monde. Les derniers chapitres correspondent aux premiers de la Genèse, et achèvent ce que Moïse avait commencé : le cycle immense des destinées de l’humanité est parcouru, le mal est vaincu, la miséricorde et la justice éternelles sont glorifiées, les douloureux mystères de la vie sont expliqués, tout est accompli, Dieu règne éternellement avec les saints, les révélations de Dieu sont closes.
L’auteur de l’Apocalypse est l’apôtre saint Jean ; c’est ce qu’affirment, dès les Pères apostoliques et durant les trois premiers siècles, toutes les voix les plus dignes de confiance. Le canon de l’Eglise romaine a toujours contenu ce livre sous le nom de l’apôtre Jean. Nous en avons la preuve dans l’ancienne Italique qui l’avait traduit, dans le fragment de Muratori où il figure, et dans les déclarations formelles de Tertullien (
de Præscript., 33 ;
Contra Marc., IV, 5), et de saint Cyprien (
de Bono patient., 24). Trois témoignages anciens sont surtout d’un grand poids : ce sont ceux de saint Justin martyr, de saint Méliton et de saint Irénée. Le premier de ces Pères, esprit philosophique autant que pieux, avait, avant de venir à Rome, exercé les fonctions d’évangéliste dans l’Eglise d’Ephèse, aux lieux mêmes où saint Jean s’était fixé et où il était mort moins de quarante ans auparavant. Dans son
Dialogue contre le juif Tryphon, écrit dans cette même ville vers l’an 150, il s’exprime ainsi (chapitre 81) : « Parmi nous aussi, un homme du nom de Jean, l’un des Apôtres du Christ, ayant eu une révélation (Apocalypse), a prédit que ceux qui ont cru à notre Christ séjourneront mille ans à Jérusalem, et qu’après cela la résurrection générale et éternelle de tous ensemble aura lieu. » Comparer à
Apocalypse, 20, versets 1 à 6. Saint Méliton fut au second siècle évêque de Sardes, l’une des sept Eglises auxquelles des avis et des reproches sont donnés dans l’Apocalypse (3, 1). Or, non seulement, il a cité ce livre comme l’œuvre de saint Jean, mais il en a donné une explication comme d’un ouvrage inspiré (saint Jérôme,
de Vir. Ill., 24 ; Eusèbe,
Hist. Eccl., IV, 26). Saint Irénée surtout met hors de doute l’opinion de la plus haute antiquité sur l’Apocalypse. Dans sa polémique contre les hérétiques, il allègue souvent ce livre comme une autorité divine ; il en nomme l’auteur comme une chose qui s’entend de soi et qui est reconnue par toute l’Eglise ; il dit que c’est une œuvre toute récente, écrite « presque dans sa génération » ; il combat une fausse variante qu’on voulait y introduire (13, 18), en faisant appel « à ceux qui avaient vu Jean de face à face ». Et on sentira l’importance décisive d’un tel témoignage, si l’on fait attention à toutes les facilités qu’avait eues saint Irénée pour connaître la véritable origine de l’Apocalypse, lui, né à Smyrne (an 132), l’une des sept Eglises ; lui, élevé par saint Polycarpe, disciple de saint Jean, dans cette Asie Mineure toute remplie du souvenir de l’apôtre bien-aimé. Il y a plus : non seulement les grands docteurs du deuxième siècle attribuent l’Apocalypse à saint Jean, mais les Eglises elles-mêmes sont déjà pénétrées des enseignements de ce livre et y cherchent les consolations et le courage dont elles ont besoin au milieu de leurs tribulations. Témoin la lettre célèbre adressée par les Eglises de Lyon et de Vienne aux Eglises d’Asie sur l’héroïque fermeté de leurs martyrs pendant la persécution de l’an 177. Elle emprunte à l’Apocalypse plusieurs de ses grandes images et de ses pensées les plus caractéristiques : la persécution, c’est l’œuvre de la bête (voir
Apocalypse, 12, 13) ; les martyrs sont les fidèles du Christ, qui « suivent l’agneau partout où il va » (voir
Apocalypse, 14, 4) ; le sang répandu, loin d’apaiser, ne fait qu’exciter la fureur du légat et du peuple, « semblable à la colère de la bête » ; si étrange que cette haine puisse paraître, on ne s’en étonne pas, car on y voit l’accomplissement de l’Ecriture, et cette Ecriture est précisément un passage de l’Apocalypse (22, 11) copié mot pour mot : « Que celui qui est injuste continue de faire le mal, et que celui qui est juste se justifie encore ». Aux témoignages qui précèdent, nous pourrions ajouter ceux de Clément d’Alexandrie, d’Origène, le plus savant critique de l’antiquité, etc. Mais à quoi bon ? Il est constant que jusqu’à la fin du deuxième siècle et au commencement du troisième, l’Apocalypse était universellement considérée comme l’œuvre de l’apôtre saint Jean, par l’Eglise grecque comme par l’Eglise latine, en Asie Mineure comme en Afrique et dans les Gaules.
A cette époque, s’élevèrent contre l’autorité apostolique de l’Apocalypse, plusieurs voix dissidentes, que nous devons mentionner (il est permis de ne pas tenir compte des objections de quelques hérétiques, tels que Marcion et d’autres, qui rejetaient ce livre pour des raisons dogmatiques). La principale fut celle de saint Denys d’Alexandrie (…) [qui prit à parti l’évêque Nepos et ses chrétiens, pour sa croyance millénariste pourtant justement appuyée sur l’Apocalypse de saint Jean et l’interprétation fervente dans ce sens de saint Irénée, Père très autorisé comme indiqué ci-dessus, pour connaître du sens véritable des Mille ans consignés par saint Jean dans l’Apocalypse]. Denys essaya de renverser l’autorité même qu’ils invoquaient : il nia que l’Apocalypse fût l’œuvre de saint Jean, cet écrit, disait-il, n’ayant aucune affinité, ni pour le fond ni pour la forme, avec les autres ouvrages du Disciple bien-aimé. Nous verrons bientôt ce qu’il faut penser de cette dernière allégation. (…)
Ouvrons maintenant le livre lui-même : les preuves internes sont-elles favorables à l’apôtre saint Jean ? Aucun lecteur sérieux et de bonne foi n’hésitera à répondre affirmativement.
D’abord, l’auteur de l’Apocalypse se nomme plusieurs fois dans le cours de son ouvrage : « Moi, Jean, votre frère et votre compagnon de persécution, de royauté et de patience » (voir
Apocalypse, 1, 9 ; comparer à Apocalypse, 1, versets 1 à 4 ; 22, 8). ― Mais ici deux questions se posent : 1° L’assertion est-elle sincère ou bien ne serait-elle pas une de ces fraudes familières aux auteurs d’
Apocalypses ? (A peu près dans le même temps que saint Jean publia ses révélations, apparurent plusieurs écrits analogues, portant aussi des noms d’apôtres, mais justement suspects et bientôt abandonnés de tous, tels que l’
Apocalypsis Petri, l’
Apocalypsis Pauli, l’
Apocalypsis Thomæ, etc.) En d’autres termes, le livre ne serait-il pas d’un inconnu qui aurait prêté à un homme du premier ordre dans la vénération des fidèles,
au disciple que Jésus aimait, une révélation conforme à ses idées ? ― 2° La sincérité de l’allégation étant admise, ce
Jean, au lieu d’être l’apôtre fils de Zébédée, ne serait-il pas simplement son homonyme ? Aucune de ces deux hypothèses ne résiste à l’examen.
1° Notre Apocalypse, tout le monde en convient, date de la fin du premier siècle ; quelques exégètes en reportent même la composition dans les années qui suivirent de près la mort de Néron, l’an 68 ou 69. De fait, l’auteur y dépeint avec la plus grande exactitude l’état de l’Eglise tel qu’il devait être en Asie à la fin du premier siècle : les chrétientés organisées de la manière la plus simple, mais déjà éprouvées par la persécution, et par les premières hérésies, l’opposition de plusieurs faux docteurs, des judaïsants en particulier. Si donc l’Apocalypse canonique est pseudonyme, elle aurait été attribuée à saint Jean du vivant de cet apôtre, ou très peu de temps après sa mort ; mais est-il concevable que le faussaire eût eu la hardiesse d’adresser son œuvre apocryphe précisément aux sept Eglises qui avaient été dans un rapport si intime avec l’apôtre Jean, au milieu desquelles il avait passé les dernières années de sa longue vie ?
Pour échapper à cette difficulté, un professeur de Leyde, M. Scholten, bien connu par ses excentricités critiques et exégétiques, a essayé récemment de démontrer que l’apôtre saint Jean n’avait jamais mis le pied en Asie. La vérité est que, d’après la tradition unanime de l’antiquité, l’Asie proconsulaire fut, surtout depuis le départ de saint Paul (an 59), le théâtre de l’activité apostolique de saint Jean ; Ephèse était le centre d’où il rayonnait dans les alentours. Citons seulement deux témoignages précis et irrécusables. Polycrate, évêque d’Ephèse, dans une lettre au pape Victor (vers l’an 196, Eusèbe, V, 24), dit que l’apôtre Jean qu’il appelle « témoin de la foi, docteur et pontife, portant sur le front le pétalon ou bandeau du grand-prêtre », mourut à Ephèse et qu’il y a son tombeau. Saint Irénée, né en Asie Mineure et disciple de saint Polycarpe, évêque de Smyrne, s’exprime ainsi : « L’Eglise d’Ephèse, qui a été fondée par saint Paul, et dans laquelle Jean est demeuré jusqu’au temps de Trajan, est aussi un témoin fidèle de la tradition apostolique » (Adv, Hær., III).
Ainsi, le nom de Jean, inscrit quatre fois dans l’Apocalypse, n’est pas un pseudonyme frauduleux : il désigne bien l’auteur du livre. Nous ajoutons, en second lieu, qu’il n’est pas non plus un homonyme de l’apôtre, mais qu’il désigne vraiment le fils de Zébédée.
2° En effet, ce nom n’est pas seul et isolé, sans autre élément d’appréciation. Il figure dans le livre, entouré de circonstances si précises, d’indications si nettes, qu’elles ne laissent aucun doute sur le personnage auquel il convient. Ainsi, chapitre 1, verset 9, ce Jean qui se dit l’auteur de l’Apocalypse, ajoute qu’il a eu cette révélation alors « qu’il se trouvait dans l’île de Patmos à cause de la Parole de Dieu et du témoignage de Jésus ». Or, toute l’antiquité ecclésiastique, de saint Irénée et de Clément d’Alexandrie jusqu’à Eusèbe et saint Jérôme, connaît cet exil de l’apôtre saint Jean à Patmos. Déjà, Origène invoquait la tradition en faveur de ce fait. Et qu’on ne dise pas que cette tradition elle-même découle de ce passage de l’Apocalypse ; elle a dans l’histoire un fondement si solide, qu’Eusèbe, qui pourtant hésitait à proclamer ce livre l’œuvre du Disciple bien-aimé, n’en relate pas moins, sans élever aucun doute à ce sujet, l’exil de ce dernier dans l’île de Patmos.
Les lettres aux sept Eglises d’Asie ne sont pas moins propres à nous faire connaître le véritable auteur de l’Apocalypse. Le Jean qui y parle s’exprime avec tant de vigueur et d’autorité, il suppose si nettement qu’on le connaît, il sait si bien les secrets des Eglises, qu’on ne peut se refuser à voir en lui un dignitaire ecclésiastique hors-ligne, un apôtre dans le sens strict de ce mot.
Autre particularité du même genre : à la fin de son livre, l’auteur de l’Apocalypse ajoute une terrible menace contre quiconque se permettrait de rien ajouter ou retrancher aux prophéties qui y sont contenues (chapitre 22, verset 18 et 19 ; comparer à
Apocalypse, 1, 3) : ce langage, qui rappelle celui de saint Paul à l’adresse des falsificateurs de son Evangile (voir
Galates, 1, 8), n’annonce-t-il pas un homme revêtu du caractère d’apôtre et qui a pleine conscience de sa dignité apostolique ?
Un autre indice qui prouve avec plus de force encore que l’auteur de l’Apocalypse est l’apôtre saint Jean, c’est que ce livre, sous une forme toute différente, reproduit un certain nombre d’expressions et de vues doctrinales propres au quatrième Evangile et aux épîtres johanniques. C’est ce qu’un critique allemand, M. Gebhart, a mis en lumière avec une rare sagacité dans un ouvrage spécial où il entre dans les plus grands détails. Bornons-nous à quelques traits : la désignation du Fils de Dieu comme le
Verbe ou la
Parole éternelle, exclusivement propre à cet apôtre (voir
Jean, 1, 1-2 ;
1 Jean, 1, 1-13 ;
Apocalypse, 19, 13) ; la vision plusieurs fois réitérée du Sauveur sous la forme d’un
agneau immolé, rappelant « l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde » (voir
Jean, 1, vv. 29, 36 ;
Apocalypse, 5, 6-9 ; comparer à
1 Jean, 2, 2) ; la mort du Sauveur exprimée par ces paroles du prophète Zacharie (12, 10) : « Ils verront celui qui ont percé » (voir
Jean, 19, 37 ;
Apocalypse, 1, 7) ; les grâces et dons du Saint-Esprit représentés sous l’image d’une eau vive, que le Sauveur nous invite à recevoir de lui (voir
Jean, 4, 10-14 ;
7, 37-39 ;
Apocalypse, 7, 17 ;
21, 6 ;
22, 1-17) ; l’union intime et vivante du Christ avec ses vrais disciples présentée comme une demeure permanente qu’il fait en eux (voir
Jean, 14, 23 ;
Apocalypse, 3, 20) ; enfin, une foule d’expressions et de locutions communes au quatrième Evangile, aux épîtres de saint Jean et à l’Apocalypse, comme la
lumière opposée aux
ténèbres, la
vérité au
mensonge, la
vie à la
mort,
témoignage, rendre témoignage, vrai ou
véridique, manne, faire (pratiquer)
la vérité, le mensonge, vaincre le monde, garder la parole de Dieu, de Jésus, garder les commandements, l’heure vient, etc. Cette conformité de doctrine et de langage, dont nous ne rappelons que les principaux traits, ne laisse-t-elle pas dans l’esprit et dans le cœur la forte persuasion que les divers écrits attribués à saint Jean sont en effet l’œuvre d’un seul et même auteur ?
Nous touchons ici au style même de l’Apocalypse. Qu’il soit beaucoup plus dur, plus incorrect, plus imprégné d’hébraïsmes que celui du quatrième Evangile, qu’on n’y remarque plus qu’à de rares intervalles ces doux accents, cette clarté sereine qui font le charme de ce dernier écrit, cela est incontestable. Mais ces différences s’expliquent tout naturellement par la diversité du sujet et des circonstances. Jean composa son Evangile sous l’impression des tendres et des souvenirs de son divin Maître ; il écrivit l’Apocalypse au sortir d’une extase toute remplie de terribles visions : l’exposition ne saurait être la même dans les deux cas ; autant l’une sera calme et tranquille, autant l’autre aura d’énergie et de mouvement. L’Apocalypse est un livre prophétique : dès lors, il doit parler la langue et prendre les grandes images des prophètes de l’Ancien Testament (Ezéchiel, Daniel, Isaïe dans sa seconde partie). Ecrit en grec, il sera pensé en hébreu. Voilà pourquoi l’auteur néglige souvent les règles grammaticales des Hellènes pour se conformer au génie de la langue hébraïque. Et malgré tout, on découvre entre le quatrième Evangile et l’Apocalypse, une ressemblance frappante de style, non seulement dans les mots et dans certaines tournures familières à l’auteur, mais encore et surtout dans cette simplicité de construction qui rend la phrase claire et limpide, au point que jamais on n’hésite sur le sens qu’elle exprime. Tous les écrits de saint Jean portent ce double caractère : diction simple, à la portée d’un enfant, pensées grandes et sublimes, qui ne sont parfois obscures qu’à cause de leur profondeur.
Malgré la couleur fortement hébraïque du style, tout le monde convient que l’Apocalypse a été écrite en grec ; c’est ce que prouvent les noms de mesures empruntés à cette langue, les citations de l’Ancien-Testament faites d’après les Septante, enfin des phrases telles que celle-ci : « Je suis l’alpha et l’oméga ».
C’est encore le livre lui-même qui nous dira le
lieu et la
date de sa composition. D’après
Apocalypse, 1, 9, Jean reçut sa mystérieuse révélation pendant qu’il était en exil dans l’île de Patmos. Or, il est dans la nature des choses que ces visions qu’il avait eues dans l’état d’extase, il les ait écrites aussitôt après en être sorti. C’est là, d’ailleurs, ce qui ressort des ordres que le Seigneur lui donne à plusieurs reprises (voir
Apocalypse, 1, 2 ;
19, 9 ;
21, 5). Quant à l’époque du bannissement de l’apôtre à Patmos, nous la connaissons par saint Irénée : « Les visions de l’Apocalypse, dit ce Père, ont eu lieu il n’y a pas longtemps, et presque de nos jours, savoir, vers la fin du règne de Domitien ». Eusèbe et saint Jérôme confirment ce témoignage. Ce dernier précise même davantage : il assigne à l’exil de saint Jean la quatorzième année du règne de Domitien ; c’est-à-dire l’an 95 après Jésus-Christ. La persécution de Domitien, beaucoup plus étendue que celle de Néron, frappa surtout les Eglises d’Orient. Effrayé par l’annonce d’un grand dominateur qui devait venir de ces contrées, cet empereur fît traîner jusqu’à Rome les descendants de David, entre autres les neveux de l’apôtre saint Jude, parents de Jésus-Christ, afin de les interroger en personne sur le règne du Christ. Le dernier apôtre survivant fut-il aussi amené devant le tyran, et son exil fut-il la suite de son interrogatoire ? C’est là une conjecture qui n’a rien d’invraisemblable. Si quelques exégètes de nos jours placent la rédaction de l’Apocalypse avant la destruction de Jérusalem, l’an 69, c’est uniquement parce que leur système d’interprétation exige absolument cette date. Mais non seulement ils font violence à l’histoire, ils se mettent aussi en contradiction avec eux-mêmes, comme nous le montrerons plus loin.
La pensée fondamentale de l’Apocalypse, c’est le retour glorieux de Jésus. Elle se montre dès le prologue (1, 7), et après avoir pénétré tout le livre (2, 16 ; 3, 11 ; 6, 2 ; 19, 11), elle retentit comme un dernier écho dans l’épilogue (22, vv. 7, 12, 20), où trois fois la voix de Jésus répète : « Voici que je viens bientôt », à quoi l’Esprit et l’Epouse répondez : « Oui, venez Seigneur ». Que les fidèles fixent leur regard sur ce glorieux avènement qui mettra fin aux épreuves des justes et couronnera l’œuvre encore imparfaite du messie. En attendant ce triomphe suprême, il leur reste bien des combats à livrer, bien des persécutions à souffrir. A chacun d’eux, le Christ dit, comme à l’ange de Smyrne : « sois fidèle jusqu’à la mort et je te donnerai la couronne de vie » (2, 10). Soutenir le courage des chrétiens de tous les âges, en soutenant leur foi et leur espérance, tel est donc le but de l’Apocalypse. Les obscurités qu’elle renferme ne l’empêchent pas d’atteindre sa fin. Elles ne regardent que l’interprétation d’ensemble : tous les détails sont d’une clarté saisissante. Nous y voyons à chaque page que l’Eglise de la terre souffre et combat sous les yeux de Jésus-Christ ; que rien ne lui arrive qui ne soit prévu et permis par son divin Chef ; que le triomphe final, non seulement après cette vie, mais sur la terre même, est réservé aux élus, tandis que d’effroyables châtiments frappent toujours les persécuteurs. Quoi de plus propre à nous faire assister sans trouble et sans faiblesse aux combats de jour en jour plus perfides ou plus violents livrés aux enfants de Dieu ?
L’histoire de l’interprétation de l’Apocalypse demanderait tout un volume ; nous nous contenterons d’indiquer en peu de mots les principales tendances qui se manifestent dans la manière d’entendre ce livre prophétique. Trois systèmes principaux se trouvent en présence : système historique, système eschatologique ou de la fin des temps, et système rationaliste.
1. Le système historique, comme l’indique son nom, consiste à chercher dans l’histoire, pour chacune des visions symboliques, chacune des grandes images de l’Apocalypse, un personnage, un évènement où elles aient trouvé leur accomplissement. Les nombreux exégètes qui ont suivit cette méthode forment deux groupes bien distinct : les uns croient reconnaître, dans les visions du Livre divin, les luttes et les triomphes de l’Eglise durant toute son existence terrestre, qu’ils partagent d’ordinaire en sept âges (Joachim de Flore, Oriol, Holzhauser, la Chétardie, etc.) ; les autres n’y trouvent que l’annonce de ses premières victoires, de celles qu’elle devait remporter sur le judaïsme et sur le paganisme, ou même sur le paganisme seulement, représenté par Rome idolâtre, jusqu’à la prise et au sac de cette ville par les barbares (Ve siècle ― Alcazar, Bossuet, Bovet, D’Allioli, etc.).
a) Des objections formidables s’élèvent contre le premier groupe des interprétations historiques. Une seule suffit à les faire crouler : l’époque du jugement final n’étant connu de personne, nul ne sait non plus quelle sera la durée de l’Eglise ici-bas. Dès lors, comment serait-il possible de partager, comme on le fait, cette durée en sept âges ou périodes, et de marquer exactement la correspondance de chacun de ces âges avec les faits figurés par tel ou tel sceau, par telle ou telle trompette, par telle ou telle coupe ? Joachim de Flore divisait en sept périodes les douze siècles qui l’avaient précédé ; cinq cents ans plus tard, Holzhauser opérait la même division dans une durée beaucoup plus longue, et tous deux se croyaient également arrivés au dernier âge du monde. Supposons que le monde doive subsister encore vingt mille, cent mille ans (et l’on n’a à cet égard, aucune assurance contraire), les sept âges tout entier de l’abbé de Flore ou d’Oriol ne fourniraient pas même de quoi composer, dans la nouvelle répartition, une première période ! Aussi le désaccord le plus complet règne-t-il, quant à l’application des symboles, entre les partisans de ce système d’interprétation : on y nage en plein arbitraire. Il n’est pas une image de l’Apocalypse pour laquelle ils n’aient parcouru tout le cycle de l’histoire, depuis Néron jusqu’à Napoléon, depuis la destruction de Jérusalem jusqu’à la Révolution française, y compris tous les hommes marquants et toutes les hérésies qui ont paru dans l’Eglise. On peut affirmer qu’ils n’ont de commun que le principe, ce qui prouve justement qu’il est mauvais.
b) Au deuxième groupe des interprétations historiques est attaché un nom immortel, celui de Bossuet. Les vues générales de l’évêque de Meaux sont grandes et profondes ; nous pensons néanmoins que ses explications, fussent-elles reconnues vraies dans leur ensemble, ne peuvent être maintenues dans beaucoup de détails. Ainsi, nous ne saurions admettre qu’un des objets de l’Apocalypse soit la ruine de Jérusalem (chapitres 7 et 8), que certaines plaies doivent s’entendre dans le sens de châtiments mystiques et spirituels, tels que les hérésies au sein de l’Eglise chrétienne (5e trompette : chapitre 9) : les hérésies sont un fléau pour l’Eglise, non un châtiment pour ses persécuteurs, et l’on aurait quelque peine à les reconnaître sous la figure de cavaliers armés pour les batailles. Du reste, l’explication de Bossuet a reçu de notables perfectionnements des commentateurs qui en ont adopté le principe (D. Calmet, Bovet, et plus récemment Le Hir dans ses doctes leçons de Saint-Sulpice). Ainsi amendée, elle peut se résumer ainsi :
Toutes les visions symboliques des chapitres 4 à 19 : sept sceaux, sept trompettes et sept coupes, ont rapport à un seul et même objet, la ruine de l’empire romain, idolâtre et persécuteur. Leur succession indique la durée et le progrès de l’œuvre qu’ils annoncent. Chapitres 6 et 7 : Ouverture des
sceaux : premiers malheurs (guerres, famines, etc.) de l’empire, depuis Domitien jusqu’aux Antonins (96-138). Chapitres 8 à 10 : Les sept
trompettes : décadence de l’empire ; il perd le tiers de sa puissance, depuis Antonin le Pieux jusqu’à Gallien. Première trompette : calamité des règnes d’Antonin, de Marc-Aurèle, de Commode (138-193) : tremblements de terre, famines, débordements de fleuves, incendies à Rome. Deuxième trompette : guerres sous Sévère. Troisième trompette : peste de 15 ans sous Dèce, Gallus, Valérien et Gallien (250-267). Quatrième trompette : captivité et mort de Valérien. Cinquième et sixième trompettes : ravages exercés dans l’empire par les barbares. Chapitre 11 : Depuis Gallien jusqu’à la persécution de Galère (268-305) Versets 1 à 14 : les deux témoins sont l’Eglise elle-même, qui continuera de rendre témoignage à Jésus-Christ ; le nombre
deux, purement symbolique, signifie que ce témoignage a une autorité irrécusable, selon la parole même du Sauveur (voir
Matthieu, 18, 16). Verset 15 et suivants : septième trompette : progrès de l’Eglise dans le monde entier et jugement de Dieu sur ses persécuteurs. Chapitre 12 : persécution de Galère et de Maximin. Chapitre 13 : Julien l’Apostat. Chapitre 14 : le nombre des martyrs est complet. Annonce de la moisson : prise de Rome par Alaric ; et de la vendange : malheurs de l’empire dans les années qui suivront (Attila, etc.). Chapitres 15 et 16 : Les sept
coupes de la colère de Dieu. Première coupe : peste dans toute l’Europe quelques années après la mort de Julien. Deuxième coupe : batailles de Marianopolis et d’Andrinopole, où Valent fut vaincu par les Goths. Troisième coupe : ravages des barbares en Orient et en Occident. Quatrième coupe : famine et peste. Cinquième coupe : prise de Rome par Alaric (an 410). Sixième coupe : les barbares s’établissent librement dans l’empire ; Attila. Septième coupe : de Valentinien III à la chute de l’empire d’Occident (an 476). Genséric et les Vandales ; Odoacre et les Hérules ; Théodoric et les Ostrogoths. Chapitre 16 : L’ange donne à saint Jean la clé des visions précédentes. Verset 1 : la femme prostituée, c’est Rome, capitale de l’empire. Verset 8 : la bête qui a été et qui n’est plus, c’est l’empire romain idolâtre : conversion de Constantin (an 312). Verset 10 : les sept têtes sont sept rois ; ce nombre symbolique désigne toute la série des empereurs persécuteurs. Cinq ne sont plus : ce sont tous les empereurs morts ; l’un subsiste, c’est Maximin, qui règnera encore un an en Orient ; l’autre n’est pas encore venu : c’est Julien l’Apostat. Verset 11 : La bête qui était et qui n’est plus, c’est l’empire romain, dont les sujets s’appelaient le peuple roi ; il restera adonné à l’idolâtrie et persécutera les saints même après la mort de Julien. Versets 12 et 13 : Les dix cornes sont dix rois : les chefs barbares qui, tantôt allié, tantôt ennemis de l’empire, finiront par s’en partager les provinces. Chapitres 18 et 19 : Chute de Babylone, c’est-à-dire de Rome païenne ; lamentation de la terre et joie du ciel à ce sujet. Chapitre 20 : Règne de mille ans : c’est Jésus-Christ régnant du haut du ciel dans l’Eglise de la terre, tout le temps que celle-ci jouira d’une paix relative.
Mille ans indiquent une longue durée, [venant après la chute et] le règne très court de l’Antéchrist ; puis enfin le jugement final.
Telle est, dans ses lignes principales, et avec les modifications de détail qu’elle a reçues plus tard, l’explication de Bossuet. Est-ce naturellement et sans effort que les faits de l’histoire y sont adaptés aux symboles prophétiques ? Beaucoup d’images ne semblent-elles pas trop grandioses et hors de proportion avec les événements auxquels on les applique ? Bossuet lui-même et la plupart de ceux qui l’ont suivi ont senti cette difficulté, et, pour dégager le système, ils reconnaissent qu’en effet leurs applications historiques n’épuisent pas toute la signification des visions de l’Apocalypse. Ce livre aurait donc, de leur aveu, deux sens, ou mieux deux objets, l’un prochain et incomplet, se rapportant à certains évènements des cinq premiers siècles, l’autre éloigné et plus complet, dont la réalisation n’aurait lieu que dans la dernière période du monde. Donnons un exemple. Le chapitre 17 décrit le châtiment et la ruine d’une puissance ennemie de Dieu : quelle est cette puissance ? Où faut-il la chercher dans le champ de l’histoire ? Parmi les traits qui la peignent, plusieurs conviennent évidemment à Rome païenne, la Rome des Césars. Mais ce n’est là qu’une première application des symboles. Il y aura dans les derniers temps une autre puissance ennemie de Dieu, une autre Babylone, dont la Rome des Césars était le type, et dont la destruction est aussi annoncée et décrite dans les mêmes symboles qui annoncent la chute de la première. C’est ainsi que la ruine de Jérusalem et la fin du monde sont annoncées dans l’Evangile (voir Matthieu, chapitre 24) sous les mêmes images et comme sous une seule perspective, le premier de ces deux événements étant le type du second. Cela tient à la nature même des prophéties bibliques ; la plupart, en ouvrant une vue sur l’avenir du royaume de Dieu, ont, dans leurs plans successifs, plusieurs accomplissements.
Mais une fois engagé dans cette voie, ne pourrait-on pas aller plus loin encore, et soutenir que les visions de l’Apocalypse sont susceptibles, non pas seulement des deux applications que nous venons d’indiquer, mais d’autant d’applications qu’en comportent les vicissitudes de l’Eglise dans ses rapports avec les puissances ennemies dont elle est entourée sur la terre, en sorte qu’elle puisse, à chaque moment et dans quelque situation qu’elle se trouve, se reconnaître dans quelqu’un des symboles mystérieux, et puiser dans cette vue son encouragement et sa consolation ? Ici encore, apportons quelques exemples. Quand nous lisons au chapitre 7 qu’à l’approche de grands dangers et de grandes tentations, Dieu met un sceau sur ses élus, pour signifier qu’il les préservera à l’heure de l’épreuve, chercherons-nous à quelle époque précise de l’histoire de l’Eglise se rapporte de ce beau et touchant symbole ? Bossuet l’applique aux juifs qui doivent se convertir ; d’autres en en font l’application au temps de saint Augustin, le docteur de la grâce. Pourquoi n’y verrait-on pas un trait perpétuel de la fidélité de Dieu envers ses enfants ? De même, pour les deux témoins du chapitre 11 : au lieu de placer la réalisation du symbole, soit dans les années qui ont suivi le règne de Valérien (Le Hir), soit sous Dioclétien (Bossuet), soit à la fin du monde (anciens Pères), n’est-il pas plus naturel et plus consolant pour notre foi de l’entendre du témoignage que l’Eglise rendra à Jésus-Christ dans tous les temps, même aux plus mauvais jours ? Enfin, si les images des chapitres 17 et suivants peuvent s’entendre et de la Rome des Césars et d’une Babylone des derniers temps, est-il bien sûr que, outre ces deux puissances ennemies de Dieu, il n’en paraîtra pas d’autres dans le cours de l’histoire auxquelles ces mêmes symboles seraient également applicables ? A vrai dire, ce système d’interprétation serait, ou peu s’en faut, la ruine de la méthode historique, et bien des interprétations arbitraires risqueraient d’en sortir. De sérieux exégètes, néanmoins, le préfèrent à tous les autres, sans doute à cause des pieuses leçons que les fidèles peuvent retirer de l’Apocalypse ainsi interprétée.
2. D’après les partisans de l’interprétation eschatologique, ce n’est point la période proprement historique de l’Eglise, c’est-à-dire la durée comprise entre le premier et le second avènement du Sauveur, que saint Jean décrit dans ses visions ; ce sont les grands faits des derniers temps, c’est le spectacle des épreuves, des souffrances et des jugements divins qui s’accompliront sur elle et sur le monde à la fin de leur existence terrestre, qu’il déroule devant nous. En renvoyant à l’avenir toutes les prédictions de l’Apocalypse, ce système échappe par-là même aux difficultés que l’on oppose aux explications historiques. Mais il en soulève d’autres, non moins graves, au moins en apparence. 1. Comment dit-on, ne pas reconnaître l’ancienne Rome, la Rome des Césars, dans la grande Babylone du chapitre 17, assise sur sept montagnes, enivrée du sang des martyrs, pleine d’impuretés et d’abominations, c’est-à-dire d’idoles et de temples païens ? 2. Il est dit expressément dans plusieurs passages de l’Apocalypse que les événements révélés à saint Jean s’accompliront bientôt : Quæ oportet fieri cito (1, 1)... Tempus prope est (1,3). C’est là d’ailleurs ce que suppose le but même du livre, qui est (tout le monde est d’accord sur ce point) d’encourager et de consoler les premiers fidèles au milieu des horribles persécutions qu’ils avaient à souffrir. Quel encouragement, quelle consolation pouvait leur apporter l’assurance d’un triomphe, éclatant sans doute et définitif, mais reculé jusqu’aux derniers jours du monde, jusqu’au retour glorieux de Jésus-Christ ?
A ces difficultés qu’on leur suppose, les eschatologiques répondent : 1. Sans doute, la plupart des traits qui caractérisent la grande Babylone conviennent à la Rome des Césars, mais il en est plusieurs qui lui seraient difficilement applicables (voir les notes). Ces traits d’ailleurs ne pourraient-ils pas convenir aussi bien à une autre
Babylone, une nouvelle Rome redevenue païenne et à son empire antichrétien reconstitué à la fin des temps ? Même les sept montagnes sur lesquelles est assise la Babylone symbolique ne désignent pas nécessairement la Rome des empereurs. Dans le style prophético-biblique, les montagnes figurent le siège des puissances, et par suite ces puissances elles-mêmes. Ainsi Jérémie (51, 25) appelle Babel une montagne, parce qu’elle dominait sur un grand nombre de pays et de cités. Quand donc la grande Babylone, symbole de la puissance antichrétienne des derniers jours, est montrée au Voyant assise sur sept montagnes, cela veut dire qu’elle possède et résume en elle la force des sept puissances ennemies de Dieu qui ont figuré tour à tour dans l’histoire du monde, savoir : l’Egypte, l’Assyrie, la Babylonie, etc. (voir les notes). ― 2. Il est incontestable qu’à l’époque des persécutions, il y avait, dans la masse des fidèles, non seulement un ardent désir du retour glorieux du Christ, mais la confiance que ce retour ne se ferait pas longtemps attendre. Les Apôtres, comme on le voit par de nombreux passages de leurs épîtres, penchaient aussi à croire que le monde ne durerait plus longtemps. Comme ils n’avaient reçu aucune révélation à cet égard (voir
Actes des Apôtres, 1, 7), ce défaut de lumière n’a rien d’injurieux pour leur dignité, ni d’incompatible avec leurs prérogatives. Quand donc nous lisons dans l’Apocalypse que les évènements cachés sous les visions symboliques auront
bientôt leur accomplissement, ce
bientôt aurait-il une signification différente de celle qu’il a certainement dans les textes rapportés plus haut, où le Sauveur annonce qu’
Il viendra bientôt ? Pour l’intelligence de ces passages prophétiques, il faut aller plus loin que l’apparence, pénétrer au-delà des mots et de la lettre. La venue du Christ est graduelle : elle s’accomplit par chacun des grands évènements de l’histoire ; la ruine de Jérusalem a été comme le premier acte de ce grand drame, qui se continue dans le monde jusqu’au dernier triomphe de l’Homme-Dieu. « Dans l’ignorance où son divin chef a voulu la laisser sur l’accomplissement des temps (voir
Actes des Apôtres, 1, 7), l’Eglise, dit un pieux exégète, n’avait et n’a encore d’autre sagesse et d’autre devoir qu’une attente vigilante du Seigneur et de son règne glorieux. Tandis que le serviteur infidèle dit : « Mon maître tarde longtemps à venir » (voir
Matthieu, 25, 1), parce que le Seigneur lui en a donné l’ordre (voir
Matthieu, 25, 13) et qu’il lui a promis une prompte délivrance (voir
Luc, 18, 7-8) ». « Après tout, ajoute Bisping, qu’est-ce qu’un siècle, une série de siècles, en comparaison de l’éternité ? Le royaume que nous espérons n’aura point de fin : ce qui nous paraît une attente prolongée est un délai bien court. Quiconque garde au fond de son cœur cette grande et sainte espérance, en considérant l’éternité qui s’ouvrira devant lui, peut bien dire que l’heure de la réalisation est prochaine, dût-elle se faire attendre encore pendant des milliers d’années ; car,
devant le Seigneur, mille années sont comme un seul jour. »
3. Peu de mots suffiront pour donner une idée de l’interprétation rationaliste. Pour les exégètes de cette école, « l’Apocalypse est le livre le plus simple, le plus transparent qui ait jamais été écrit par un prophète » ; et ils le rendent tellement simple, en effet, qu’ils le dépouillent de tout caractère surnaturel et lui enlèvent toute signification prophétique, pour en faire une composition de fantaisie, sans portée comme sans vérité.
Transportons-nous dans la pensée au lendemain de la mort de Néron, le premier César persécuteur (an 68). Trois compétiteurs se disputent la pourpre : Galba, Vitellus et Othon. L’anarchie et la guerre désolent les provinces. La nature elle-même semble déchaîner tous ses fléaux contre l’Empire : jamais on ne vit des tremblements de terre aussi fréquents ; on apercevait des signes dans le ciel ; des glaives et des batailles se dessinaient dans les nues. A toutes ces causes d’épouvante se joignait un bruit étrange, dont Tacite fait mention : on ne pouvait croire que Néron eût cessé de vivre ; l’opinion générale, surtout en Asie, était que le monstre se tenait caché quelque part et allait reparaître. On conçoit quel effet de telles rumeurs produisaient parmi les chrétiens. Quoi ! l’horrible bête, l’adversaire du Christ, pétri de luxure et d’orgueil, va revenir ! Tout le monde sentait qu’on était à la veille d’une crise formidable, et que le sang des martyrs allait couler de nouveau. C’est alors, vers la fin de janvier de l’an 69, qu’un chrétien sorti du judaïsme, très probablement l’apôtre Jean, pénétré du sentiment qui fait battre tous les cœurs, animé surtout d’une haine violente contre l’Empire idolâtre, entreprend de consoler les fidèles et de relever leur courage par l’espérance d’une prochaine délivrance. Le monstre, il est vrai, reviendra pour faire aux saints une guerre plus cruelle encore que la première ; mais ce temps d’épreuves passera vite, car, après trois ans et demi (voir
Apocalypse, 11, 2 ;
13, 5), le Christ viendra en personne venger le sang des martyrs et inaugurer son règne glorieux.
Tels sont les points principaux de l’interprétation rationaliste. Comme on le voit, elle ruine de fond en comble l’autorité de l’Apocalypse comme livre inspiré ; elle ne laisse rien subsister de son caractère prophétique. Les évènements prédits devaient arriver quelques années après la publication du livre ; or, dix-huit siècles se sont écoulés, sans qu’on ait vu reparaître Néron, le futur Antéchrist. Saint Jean n’est donc pas un véritable prophète, et le livre qui porte son nom descend au niveau des œuvres apocryphes si nombreuses à cette époque. Hâtons-nous d’ajouter qu’une semblable explication n’est pas moins contraire à la saine exégèse qu’à la foi catholique.
Pour le démontrer pleinement, il faudrait la suivre pas à pas, relever tout ce qu’il y a d’invraisemblable et d’arbitraire dans les applications de détail exigées par le système. Nous devons nous borner à quelques observations générales.
D’abord, le système entier, si on l’isole d’une mise en scène habilement préparée, repose sur une base bien étroite, savoir, sur le fait assez insignifiant de quelques bruits populaires d’après lesquels Néron, que l’on avait cru mort, était caché chez les Parthes, attendant une occasion favorable pour reparaître à Rome. En outre, il exige comme point de départ absolument nécessaire que l’Apocalypse ait été composée dès le premier mois de l’an 69. Or, cette date n’a pas seulement contre elle, comme nous l’avons vu, le témoignage imposant de l’antiquité chrétienne, plusieurs données du livre lui-même la repoussent. Si on l’admet, il n’y aura plus, entre les épîtres de saint Paul aux Eglises de l’Asie Mineure (Ephésiens, Colossiens) et les lettres de l’Apocalypse (chapitre 2 et 3) à ces mêmes Eglises, qu’un intervalle de 5 ou 6 ans. Mais ces lettres nous offrent une peinture de la situation morale des Eglises d’Asie absolument différente de celle qu’en retrace saint Paul : le feu du premier amour est presque partout éteint, ce qui en reste va mourir ; il n’y a plus que tiédeur et apparence de vie. Pour rendre compte d’une décadence si universelle et si profonde, il ne faut pas moins que les 25 à 30 ans d’intervalle qui nous conduisent au règne de Domitien. Autre fait du même genre : l’Apocalypse suppose partout une persécution générale qui aurait atteint jusqu’aux chrétiens de l’Asie Mineure (2, 13), et dans laquelle l’auteur lui-même fut exilé à Patmos (1, 9). On respire dans tout ce livre l’atmosphère du martyre. Or, il est constant par l’histoire que la première grande persécution dans l’empire n’eut lieu que sous Domitien, celle de Néron ne s’étant guère étendue hors de Rome. Il y a plus : la date de Galba est en opposition flagrante avec tous les principes des exégètes rationalistes. Eux qui reculent jusque dans les dernières années du premier siècle la composition des Evangiles tels que nous les possédons, sous prétexte qu’il a fallu tout ce temps pour l’élaboration du dogme de la divinité de Jésus-Christ, et qui refusent à saint Paul la paternité des épîtres pastorales parce qu’elles attestent un développement de la hiérarchie qui ne pourrait remonter aux Apôtres, ils assignent le commencent de l’an 69 à l’Apocalypse ! Mais dans aucun livre du Nouveau Testament la divinité de Jésus-Christ n’est enseignée, disons mieux, n’est chantée et célébrée de tant de manières et avec tant d’éclat ; mais aucune épître pastorale ne donne des renseignements plus nets et plus détaillés sur le culte, sur l’épiscopat, sa position dans l’Eglise, son autorité et ses devoirs. Saint Jean dit en termes exprès que Notre Seigneur lui est apparu un dimanche (in die dominica, 1, 10), expression qu’on ne rencontre nulle part avant la ruine de Jérusalem. Enfin, dans l’hypothèse rationaliste, en moins de 4 ans les évènements devaient donner au Voyant les plus honteux démentis : comment expliquer alors que son livre, au lieu de tomber dans le discrédit, ait pu conquérir en si peu de temps une aussi grande autorité dans l’Eglise ?
Après ce coup d’œil d’ensemble sur les différents d’interprétations de l’Apocalypse, on comprend que les notes qui accompagnent [la] traduction ne peuvent avoir qu’un caractère purement exégétique. Bien préciser le sens littéral, donner la signification biblique des images et des symboles, ajouter à l’occasion une réflexion dogmatique ou morale, c’est à quoi nous bornerons notre tâche, évitant de poser le pied, si ce n’est dans de rares passages, et seulement comme rapporteur des opinions des autres, sur le sol mouvant des applications historiques. Grâce à Dieu, l’Apocalypse, malgré le voile qui couvre encore la plupart de ses mystérieuses visions, est un de ces livres qu’il est impossible de lire sans se sentir rapproché du ciel, de « Celui qui est assis sur le trône et de l’Agneau ». Dans toute âme pieuse, il réveille de douces et glorieuses espérances, il verse d’intimes consolations au milieu des épreuves et des combats de la vie.
L’Apocalypse se compose d’un prologue, d’une série de visions symboliques et d’un épilogue ou conclusion.
Le prologue comprend les chapitres 1 à 3. On y distingue : 1. L’Exorde du livre (chapitre 1, versets 1 à 8). 2. Le récit de l’apparition de Jésus-Christ à saint Jean dans l’île de Patmos (chapitre 1, versets 9 à 20). Les lettres aux sept Eglises d’Asie (chapitres 2 et 3).
Les visions, symboles des évènements futurs, commencent au chapitre 4. La scène est tantôt dans le ciel, tantôt sur la terre ; des anges y sont les organes de la volonté de Dieu. Ces visions se divisent naturellement en deux parties : la première s’étend du chapitre 4 au chapitre 11 inclusivement : c’est la phase préparatoire des jugements divins ; la seconde comprend les chapitres 12 à 22, verset 5 : c’est la réalisation complète de ces mêmes jugements, savoir, la ruine des ennemis du Christ et de son Eglise, suivie de la résurrection générale, du jugement dernier, enfin du règne éternel du Sauveur avec ses élus dans la nouvelle Jérusalem (le ciel).
Dans l’épilogue, (chapitre 22, versets 6 à 21), 1. La vérité de la révélation qui précède est confirmée par un ange, par Jean lui-même et par Jésus-Christ ; 2. L’auteur adresse un dernier mot aux lecteurs.
(1885)
CH. AUGUSTE CRAMPON